Rencontre de Rune Christiansen avec l'œuvre de J.M.G. Le Clézio
Entretien réalisé avec Miriam Stendal Boulos, traduit du norvégien et initialement publié dans Les Cahiers J.M.G. Le Clézio 3-4, Migrations et métissages, Paris, éditions Complicités, 2011.
Miriam Stendal Boulos : Rune Christiansen, vous avez débuté comme poète en 1986, à l’âge de 23 ans, avec le recueil de poèmes Là où le train quitte la mer[1]. Depuis vous avez publié sept romans et neufs recueils de poèmes, des essais et des traductions. Dans vos livres vous partagez avec les lecteurs votre formation littéraire, les rencontres littéraires qui ont marqué votre vie d’écrivain. La fascination que vous éprouvez pour l’écriture de J.M.G. Le Clézio, qui se reflète dans le rythme et la syntaxe de L’Intimité[2], en est un exemple. Vous avez souvent dit que vous relisiez Le Clézio. Voulez-vous évoquer votre première rencontre avec l’œuvre de Le Clézio ?
Rune Christiansen : L’été 1985, j’ai lu dans un café à Helsingbourg un roman de Carl Magnus von Seth, Järnburen [3], sur l’histoire de Michel Ney, maréchal de Louis XVIII, et j’ai trouvé dans ce livre la citation suivante de La Guerre : « C’est que les choses sont séparées les unes des autres. Alors nous faisons des histoires : nous inventons des histoires (…) à chaque fois, nous disons : c’est le centre, oui, ça doit être ici, le nombril »[4]. Cette citation a déclenché quelque chose en moi : une sorte de motivation. Je venais de commencer mes premières tentatives d’écriture, des notes plutôt, qui allaient devenir mon premier recueil de poèmes. De retour en Norvège, j’ai pu me procurer Le Déluge chez un bouquiniste, et au bout de deux pages j’ai été vaincu ; je n’avais jamais lu auparavant quelque chose qui me touchait à ce point, oui, les valeurs des mots, la complexité de la syntaxe, le mouvement fluide au fil des pages, tout cela m’a touché profondément. A partir de ce moment, je lisais tout ce que je trouvais de Le Clézio, et cette lecture a été d’une importance déterminante dans ma vie d’écrivain.
MSB: L’Intimité s’ouvre par un incipit annonçant une poétique du roman : « Nous animions le monde avec une foule d’incidents, nous comparions les différents phénomènes dans une séquence interminable et circonstanciée de détails infimes et d’événements déterminants, de manière à ce que toutes choses soient des détails tissés dans la même texture grandiose (…) »[5]. Cette citation se présente comme un écho de votre essai sur Le Déluge où vous écrivez : « Tout devait être inclus, à partir des moindres détails jusqu’aux événements gigantesques secouant le cosmos. Avec cette ambition intégrée, il (Le Clézio) dresse un tableau de l’univers où tout est présent partout, à tout moment : la mort, le pourrissement, la guerre, l’épouvantable, les catastrophes, l’anéantissement, tout ce qui vit en toute chose (…). »[6] Comment définir le projet littéraire de L’Intimité ? Pensez-vous qu’il existe un point commun entre les projets du Déluge et de L’Intimité ?
RC: Je répondrai à la dernière question d’abord : oui, il existe incontestablement quelques ressemblances ; premièrement si nous comparons l’attitude fondamentale face au monde, et face aux possibilités qu’offre la littérature. En travaillant sur L’Intimité, très tôt une envie s’est présentée de faire apparaître des questions contrastantes et paradoxales ; j’ai donné au roman la possibilité de s’ouvrir à toutes choses : les choses infimes, les détails sans importance, les références personnelles, les événements historiques, les faits scientifiques etc. L’idée était que la structure totale du roman devait intégrer une série de séquences abruptes, ambiguës et stylistiquement contrastantes. Ces tentatives faisaient partie d’une stratégie de confiance, et là je parle d’une confiance au roman comme genre, et cette confiance m’a rappelé les attentes éveillées en moi lors de ma première lecture du Déluge.
MSB : Le lecteur ressent cette confiance à l’égard de ce que le genre romanesque peut inclure comme un élan vital dans L’Intimité. Pouvez-vous nous parler de votre vision du genre romanesque ? Comment cette confiance dans le genre se manifeste-t-elle dans le rythme du roman ?
RC : Vous évoquez l’expérience du lecteur dans la question, et cette expression, comme je le vois, semble bien adéquate pour définir un point de départ pour l’écriture romanesque. J’écris des romans pour donner au lecteur une expérience qu’il ne trouvera pas ailleurs. Pour moi le roman est donc une notation personnelle, un système particulier où les événements, les objets, les réflexions, les souvenirs, les contrastes, l’oubli etc. s’ouvrent au lecteur. Le lecteur est un invité qu’on accueille, ou un ami avec lequel on souhaite partager quelque chose de précieux. Et c’est justement ma propre expérience de lecteur qui m’a amené au roman, oui, à l’écriture. Si je prends un exemple simple, mais respectueux : Quand je lis par exemple Perec ou Gracq ou Le Clézio, cela me remplit d’envie d’écrire, non pas comme Perec, Gracq ou Le Clézio mais comme moi-même. Et cette envie éveillée par la lecture, se transforme en envie d’écriture, et cette envie d’écriture trouve son expression, son droit d’exister pour ainsi dire, à travers les manœuvres syntaxiques, elle s’organise grâce aux choix de composition, et c’est ainsi que l’envie devient de la littérature. J’ajouterai que si j’ai toujours souhaité être un lecteur ouvert et accueillant, je souhaite aussi être un auteur accueillant, les livres que j’écris sont toujours à concevoir comme des invitations.
MSB : Oui, vous manifestez une volonté généreuse de partager avec le lecteur les expériences de votre formation littéraire. Puisque vous mentionnez Gracq, il me semble naturel de vous désigner comme un « écrivain lisant en écrivant ». Le double mouvement évoqué par Gracq s’exprime dans la thématique du miroitement et du reflet dans vos romans. Dans maints passages de votre dernier roman, Chrysanthemum,[7] vous partagez vos processus de reconnaissance de soi en tant que lecteur, cette « tentative d’approcher sa propre histoire »[8]. Vous recréez ainsi dans l’esprit du lecteur la même expérience qui avait déclenché l’écriture pour vous, telle une mise en abyme d’un processus créatif. Le Clézio dit dans sa lettre accompagnant le manuscrit de son premier roman, Le Procès-verbal : « Il me semble qu’il y a là d’énormes espaces vierges à prospecter, d'immenses régions gelées s’étendant entre auteur et lecteur. »[9] D’après vous, quelles sont les contributions de Le Clézio à la littérature, quels sont ses espaces conquis ?
RC: Les premiers romans de Le Clézio, du Procès-verbal à Voyages de l’autre côté, ont eu un effet si fort, si décisif sur moi comme lecteur, que j’ai du mal à me rappeler quel était mon rapport à la littérature avant la lecture de ces livres. L’originalité de Le Clézio réside peut-être premièrement dans cette vitalité subjective et particulière de son écriture ; cette hyper-écriture fluide, euphorique et symphonique qui explore le cosmos sans hésiter. Si j’utilise un mot comme « conquérir », ce serait pour désigner la volonté de l’écrivain de saisir, et peut-être aussi d’une façon paradoxale, de dépasser le monde. William Golding, avait dit une fois dans une interview, juste après l’attribution du Prix Nobel, je crois, qu’il était un pessimiste universel, mais un optimiste cosmique, puis il a rajouté qu’il s’agissait évidemment d’une contradiction, mais qu’au niveau de la langue et des idées, il séparait ces deux concepts synonymes. Il me semble que cette même stratégie est perceptible chez Le Clézio : Lorsqu’il transforme le sens et la fonction habituels de concepts, sa syntaxe s’ouvre justement au dépassement, « dépassement » dans le sens tout simplement « d’aller plus loin que nos conceptions et considérations habituelles. »
MSB: Et quelle est votre vision en tant qu’écrivain ?
RC: Je tente plutôt de contourner ou d’éviter d’avoir ma propre vision, j’essaie d’avoir la patience de laisser le roman lui-même produire une forme de révélation. J’aspire à une écriture où la précision syntaxique fasse contrepoint à une thématique énigmatique. Mais il existe une motivation constante et fortement subjective pour écrire, qui s’est renforcée dans mes derniers romans : j’écris pour ne pas perdre les moments essentiels de ma propre vie et de la culture composite qui m’a formée. Je lis avec cette même perspective, pour ne pas oublier, pour ainsi dire. Les deux plate-formes sont la mémoire et la prise de conscience de soi.
J’ai été profondément bouleversé en lisant, il y a bien des années, la phrase suivante de W ou le souvenir d’enfance de Perec : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance »[10]. Et quand j’ai lu plus tard, dans le même livre : « Désormais les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble »[11], s’est créée une sorte de poétique que je tenais à cœur à réaliser selon mes propres convictions. Quelques années plus tard, j’ai lu Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres de Marcel Bénabou, et cela m’a rappelé Perec. Bénabou écrit : « On n’en a jamais fini avec notre enfance : on oscille en général entre une forme de mauvaise conscience (vaut-il vraiment la peine que j’accorde tant d’importance à ces puérilités ? ) et une forte inquiétude (ne suis-je pas en train précisément de manquer l’essentiel ?). »[12]
MSB: Revenir aux moments essentiels de sa propre biographie constitue un leitmotiv dans l’écriture de Le Clézio. Dans un entretien, il évoque comme point commun de tous ses livres « la référence, la désignation d’un point obscur situé dans l’immédiat après-guerre »[13]. D’après vous, quel est le rôle d’un tel moment décisif dans la vie de l’écrivain, dans la mise en scène du processus de la mémoire ?
RC : Je me suis très peu préoccupé à décrire ou me remémorer l’enfance dans mes romans. Cependant, il y a quelques années, à la transition entre les années 60 et 70 auxquelles je n’échappe pas, non pas comme un point obscur, plutôt au contraire, comme un point exceptionnellement illuminé, entouré d’obscurité, suivi d’obscurité. Ce point, ces années je peux sans hésiter les désigner comme « la période où j’étais heureux ». Je vois que l’écriture ou la motivation de l’écriture, en grande partie, se réfère à cette période, non pas pour saisir le passé ou pour le recréer, mais plutôt dans une tentative de créer quelque chose, une réalité qui contient une force lumineuse aussi intense, mais non pas dans un sens idyllique ou harmonieuse. C’est peut-être ainsi, je crois que c’est ainsi, que j’écris des romans pour établir une communauté possible, un lieu où le lecteur et moi-même pouvons vivre une expérience en commun, pas nécessairement une expérience identique, mais une expérience à valeur égale. Il y a quelque chose de très précaire, d’extrêmement fragile que j’essaie de protéger en le solidifiant dans l’écriture.
MSB : La charge émotionnelle de la rencontre avec un texte littéraire s’associe souvent aux rencontres émotionnelles des protagonistes dans vos romans: Par exemple, c’est en citant Alfred de Vigny et sa nouvelle « Laurette ou le cachet rouge »[14], qu’Agnes Löv, le protagoniste de Chrysanthemum, laisse un message affectif sur le répondeur de son amie, alors que Sune, le protagoniste de L’Intimité, rencontre la femme de sa vie au moment où il découvre un exemplaire du Procès-verbal chez un bouquiniste. Dans L’Intimité nous lisons des passages qui pour un lecteur de Le Clézio font échos aux premiers romans lecléziens. Le passage à la page 126, par exemple, se présente comme une manière de saluer le chapitre N du Procès-verbal. Mais vous conférez à la référence une nouvelle charge, une nouvelle valeur, que nous soupçonnons liée à une attente. Quel est pour vous le rôle de ces références ?
RC : L’intertextualité de mes livres se présente de plusieurs façons : par exemple, je laisse un personnage lire, citer ou se référer à la littérature et au cinéma. On peut l’appeler, peut-être, une intégration réaliste ou objective. Une autre voie, c’est de laisser s’enchevêtrer, de réécrire, de commenter ou de paraphraser un passage d’une autre œuvre littéraire ou cinématographique dans mon propre texte : c’est une stratégie plus subtile et subjective. Dans les deux cas, j’exprime avec affection, que je fais partie d’une continuité éthique, esthétique et culturelle.
MSB : De manière semblable, vous faites référence aux scènes de film qui ont été d’une importance décisive pour vous et qui deviennent des expériences personnelles pour le protagoniste. Dans Chrysanthemum par exemple, vous intégrez ainsi un dialogue de Nadja à Paris, d’Eric Rohmer, en lui conférant une référence norvégienne. Que représente le discours cinématographique français dans votre travail d’écriture ?
RC : Je ne nierai pas que je suis passionné par le cinéma, je l’ai été toute ma vie. D’abord les westerns, ensuite le cinéma français, le cinéma japonais etc. : Hawks, Ford, Mann, Renoir, Godard, Rohmer, Rivette, Mizoguchi, Ozu, Naruse, Shimiz. Beaucoup de cinéastes ont eu une influence importante sur moi en tant qu’écrivain, aucun autant que Godard.
Dans la rencontre avec un film, je me pose la question : Que pourrait-on, sur le plan littéraire, souligner, mettre en valeur, si nous souhaitions recréer ce moment textuellement ? La mise en image textuelle est nécessairement plus économique que celle de l’écran, les choix sont plus distincts. Pensez à l’immensité de l’information qui réside dans une simple image, d’une séquence fugace, pensez à tout ce qui est seulement là, derrière, à l’extérieur et autour de l’action : un nuage, un fossé, des façades, la neige tombée dans la nuit, les textures, les mouvements, les détails…Je n’ai aucun désir d’écrire d’une manière cinématographique, mes romans seraient difficiles à mettre en scène… Mais l’aspect visuel me préoccupe, le visible, le distinct. Ce qui me tente, c’est observer les processus, les déroulements d’un scénario donné, et dans cette clarté visuelle déterminer les possibilités d’une scène. Quand je choisis de nommer un objet ou un mouvement dans un texte, un roman, ou un poème, c’est toujours dans une tentative de contrôler, de délimiter, de maîtriser. Quand je choisis de nommer quelque chose, aussi petit et insignifiant qu’il semble, je lui confère une signification.
MSB : Dans les romans d’apprentissage et les mémoires nous trouvons souvent un chapitre consacré à la rencontre du protagoniste avec la littérature. Dans un tel chapitre dans L’Absence de musique, vous écrivez : « Imaginez de parcourir une bibliothèques où tous les livres et tous les films qu’on a vus se trouvent rangés côte à côte »[15]. Le chapitre « La mémoire » dans Chrysanthemum, présente une telle collection de rencontres essentielles. Vous présentez ici les souvenirs culturels du protagoniste sous forme d’un pastiche de Je me souviens de Georges Perec[16], un passage qui apparaît comme un hommage à cet écrivain à qui vous faites référence plusieurs fois. Le texte de Vigny constitue aussi un fil conducteur du roman, puisque le protagoniste rédige une thèse sur l’écrivain. Quel a été le rôle de ces deux écrivains dans la genèse et l’écriture de votre dernier roman ?
RC : Perec est toujours « avec moi », et même avant de constituer la forme définitive du personnage d’Agnes, j’ai eu l’idée d’énumérer une série des souvenirs fortuits, tels que nous les trouvons dans Je me souviens, des souvenirs qui pouvaient la décrire, lui donner une consistance pour ainsi dire. Je l’ai envisagé tout d’abord comme une note pour me rappeler, mais très tôt j’ai vu que cette liste conférait au roman de l’oxygène, une souplesse que je recherchais, le pastiche a donc contribué à une qualité signifiante de la composition du roman. Le texte d’Alfred de Vigny je l’ai lu très tôt, j’avais seize ans, je crois. J’avais besoin d’un point de départ fondamentalement littéraire pour décrire la rencontre d’Agnes avec Carla, deux fois je la laisse réciter Vigny, la première fois dans une tentative inattendue de trouver une référence pour une rencontre qui la bouleverse, mais qu’elle essaie d’oublier, et la seconde fois pour exprimer une affection. Je connais Alfred de Vigny premièrement à travers la lecture de « Laurette ou le cachet rouge», un texte qui m’a profondément touché et qui est revenu à mon esprit intuitivement lorsque j’ai commencé à écrire Chrysanthemum. Puis, il existe quelques liens subtils : Dans le premier paragraphe de « Laurette ou le cachet rouge » nous trouvons la phrase : « une rencontre que je n’ai point oubliée depuis»[17], et tout à la fin : « Et moi aussi j’ai fait abnégation. »[18] Ces deux citations enserrent le portrait d’Agnes.
MSB : Vous dites intégrer aux romans une technique empruntée à la poésie, qui consiste à décrire le processus d’une considération déclenchée par une sensation. Dans L’Intimité, la syntaxe reflète ainsi l’extension du détail observé dans l’esprit de celui qui observe, une technique qui nous rappelle ce que dit Le Clézio sur le rôle de la sensation initiale dans un entretien donné en 1963 : «Je vais revenir à mon dada », dit-il, «la sensation initiale ; écrire, c’est saisir toute l’architecture mentale qui se crée autour d’elle comme une formation en spirale, aboutir à la vision complète de la liaison et de la cohésion entre toutes les choses »[19]. Voulez-vous commenter ces déclarations et le rôle de cette technique dans L’Intimité ?
RC : Je dirai tout simplement que la déclaration de Le Clézio est tout à fait essentielle, qu’elle éclaire et qu’elle précise une attitude vis à vis l’écriture littéraire dans laquelle je me reconnais entièrement et respectueusement. Les choses se passent toujours ainsi : devant quelque chose de complexe, je recherche une syntaxe claire, fluide et dépouillée, devant quelque chose de simple je recherche la même chose. Même quand une phrase ondule sur deux pages je m’efforce de créer une fluidité, une logique syntaxique, une clarté.
MSB : Vous présentez vos protagonistes avant tout comme lecteurs, de la littérature et du monde, ils absorbent les textes du monde entourant, et ces textes contribuent à les déchiffrer et à leur conférer une consistance, une signification. Sensoriels et absorbants, ils se présentent comme des symboles de la mosaïque d’éléments qui constituent l’être. Cette présentation du protagoniste comme un être sensoriel et absorbant nous fait songer à Adam Pollo, à Béa B….
RC : Les premiers protagonistes de Le Clézio sont souverainement intéressants du fait qu’ils se trouvent toujours en déséquilibre, ils sont reconnaissables en tant qu’êtres humains, mais en temps ils se présentent comme de véritables fictions, voire des figures caricaturées, dans le sens de la bande dessinée. Le Clézio excelle dans l’art de mettre en scène le manque d’équilibre des systèmes humains, et à l’intérieur des cadres fragiles de ces systèmes, les personnages prennent des postures paradoxales et hyperactives, il y a une immobilité ardente dans ses premiers romans, oui je dirai même que sous le mouvement de la syntaxe on peut déchiffrer un silence, une inactivité. Je suis parmi ceux qui ont été fascinés par les protagonistes des premiers romans et nouvelles de Le Clézio. Bien que moi-même, je présente des protagonistes qu’on peut qualifier comme « réalistes », j’ai toujours avec moi un degré de désinvolture, quelque chose qui rompe avec les schémas psychologiques habituels.
MSB : La figure du père occupe une place privilégiée dans vos derniers romans. Dans L’Absence de musique vous décrivez le travail sur un texte qui allait devenir « l’identification de l’absence de mon père, (…) cette période qu’on pouvait appeler ‘le rendez-vous manqué’ », et ce « rôle, cet assemblage de caractéristiques, ces fragments de souvenirs, seraient juxtaposés avec les idées et les objets que le texte présentait, oui, mon père serait présenté, comme s’il faisait partie de l’intimité des choses »[20]. Ce « figurant d’un roman » peut occuper des rôles divers, « l’absent », « le présent », « le modèle », ou comme chez Le Clézio, « le modèle absent ». Que représente pour vous la figure du père dans le processus de prise de conscience de soi ?
RC : On évoque là une figure littéraire très composite, surtout dans les cas où on quitte les récits sentimentaux qu’on retrouve souvent dans les romans d’enfance, où le père fait partie de l’arsenal dramatique, comme un soutien pour le protagoniste ou comme son antipode. Je suis plutôt à l’aise avec des concepts comme modèle ou rôle pour désigner cette figure, « modèle » dans le sens de Bresson. Je n’ai jamais eu l’intention d’écrire sur mon père de manière biographique, ou de l’utiliser dans une forme d’interrogation biographique évoquant mes années de jeunesse. Dans mes trois derniers romans, cette figure du père est justement une figure, dans le texte littéraire il représente à la fois identité, continuité, rupture, perte et deuil. Le « père » se reconnaît évidemment comme « une personne », comme « un père », mais il est en réalité une figure textuelle, et quand je le commente ainsi, c’est parce que je suis conscient de cette différence, ce décalage par rapport au récit réaliste. La reconnaissance de soi est intimement liée aux réminiscences ; nous écoutons la mémoire pour arriver à une compréhension, à une réconciliation, ou pour nous détacher de quelque chose qui nous accable, qui nous peine. Pour moi, écrire consiste à établir une patience particulière, où, d’un côté, nous écoutons le réel, la réalité, la vérité si je puis dire, pour arriver au fictif. De l’autre, nous déchiffrons ou écoutons la fiction, le roman, pour dévoiler et découvrir la réalité, pour reconquérir le monde.
MSB : « Les yeux n’ont pas de frontières » lit-on dans Le Déluge. Vous citez dans L’Intimité l’incipit du premier roman de Perec, Les Choses : « L’œil d’abord glisserait sur la moquette grise (…)»[21]. Le mouvement du regard, sa fixation, sa capacité de zoomer un détail, mettre une « loupe sur l’existence » comme vous l’avez dit à un moment, constitue un sujet primordial dans vos œuvres. Le Clézio décrit dans L’Extase matérielle « le regard actif, (…) qui va vers la matière, et s’y unit. Le regard de tous les sens, aigu, énigmatique, qui ne conquiert pas pour ramener dans la prison des mots et des systèmes, mais qui dirige l’être vers les régions extérieures qui sont déjà en lui, et le recompose, le recrée »[22]. Quand vous évoquez cette attention au monde qui nous entoure, vous utilisez le concept d’intimité. Pourriez-vous commenter ce concept et la signification du regard dans votre écriture ?
RC : L’intimité ou la confiance qu’on a dans la matière, les choses, cette relation insistante, parfois chaleureuse qu’on peut avoir avec toutes choses, je la considère comme une expression émouvante de l’élargissement de l’expérience humaine. Ce que le regard a enregistré, ce auquel on s’est attaché à un moment donné : un oiseau vu une fois dans l’enfance, le reflet de lumière dans une bouteille, un chantier de construction, un vase, une voiture de jouet de Corgi, une simple lampe de chevet, toutes ces choses qu’on porte avec soi dans la vie. D’avoir la capacité de pouvoir s’identifier avec l’insignifiant, c’est en quelque sorte animer le monde, avoir confiance dans le monde, c’est une question humaine très attachante, un phénomène que je trouve extrêmement émouvant. Ce que j’essaie de dire, c’est que le regard et la mémoire sont redevables l’un à l’autre, une vision et le souvenir de cette vision sont intimement liés, le regard est grand ouvert, oui, pratiquement sans défense, mais le souvenir possède le pouvoir de la concision et la réconciliation ; en ce qui concerne la littérature, cette relation réciproque, cet échange éternel constitue l’alpha et l’oméga.
[1] Rune Christiansen, Hvor toget forlater havet, Oslo, Dreyer, 1986.
[2] Rune Christiansen, Intimiteten, Oslo, Forlaget Oktober, 2003.
[3] Carl Magnus von Seth, Järnburen, Höganäs, Bokförlagen Bra Böcker, 1983, p. 227.
4 J.M.G. Le Clézio, La Guerre, Paris, Éditions Gallimard, 1970, p. 83.
[5] Rune Christiansen, Intimiteten, op.cit., p. 12.
[6] Rune Christiansen, Om morgenen den 25. februar 1848, Oslo, Forlaget Oktober, 2002, p. 110.
[7] Rune Christiansen, Krysantemum, Oslo, Forlaget Oktober, 2009.
[8] Rune Christiansen, Krysantemum, op.cit., p. 160.
[9] J.M.G. Le Clézio, Le Procès-verbal, Paris, Éditions Gallimard, p. 9.
[10] Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Éditions Denoël, 1975, p. 13.
[11] Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, op. cit., p. 93.
[12] Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, Paris, Seuil,coll. "Librairie du XXIe siècle", 2010, p. 123-124.
[13] J.M.G. Le Clézio à Claude Cavallero dans « Les marges et l'origine », Europe no 765-766 (jan-fév 1993), p. 174, republié dans Europe no 957-958 (jan-fév 2009), p. 38.
[14] Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, Paris, Garnier Frères, 1965.
[15] Rune Christiansen, Fraværet av musikk, Oslo, Forlaget Oktober, 2007, p. 106.
[16] Georges Perec, Je me souviens, Paris, Hachette, 1978.
[17] Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, op. cit., p. 29.
[18] Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, op. cit., p. 62.
[19] J.M.G. Le Clézio à Yves Buin, entretien republié dans Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio, numéro : A propos de Nice, coordonné par Isabelle Roussel-Gillet et Marina Salles, Paris, Éditions Complicités, 2008, p. 38.
[20] Rune Christiansen, Fraværet av musikk, op.cit., pp. 126-127.
[21] Georges Perec, Les Choses, Paris, René Julliard, 1965, p. 9, cité à la page 179 dans Intimiteten.
[22] J.M.G. Le Clézio, L’Extase matérielle, Paris, Éditions Gallimard, 1967, p. 176.